37.
Les mains à plat sur la table, la tête baissée, Lasher était assis en silence. Michael ne dit rien et regarda prudemment en direction de Clément Norgan, puis d’Aaron, puis d’Erich Stolov. Le visage d’Aaron était rempli de compassion, celui de Stolov d’étonnement.
Le visage de Lasher était très calme, presque serein. Des larmes coulaient à nouveau de ses yeux. Il les porte comme des joyaux, se dit Michael, qui frémit de tout son corps, comme pour briser l’envoûtement de la beauté, de la douce voix de la créature.
— Je suis à vous, messieurs, dit-il simplement, en regardant Erich Stolov. Après tous ces siècles, je suis venu à vous pour que vous m’aidiez. Vous me l’avez déjà proposé une fois. Vous m’avez fait connaître votre dessein et je ne vous ai pas cru. Me revoici, à nouveau pourchassé et menacé.
Stolov, mal à l’aise, lança un regard à Aaron et Michael. Norgan observait Stolov, comme dans l’attente d’un signal.
— Vous avez bien fait, dit Stolov. Vous avez été sage.
Nous sommes prêts à vous emmener à Amsterdam. Nous sommes ici dans ce but.
— Oh non ! intervint Michael. Il n’en est pas question.
— Michael, que voulez-vous ? interrogea Stolov. Croyez-vous que nous allons rester immobiles pendant que vous le détruirez ?
— Michael, tu as entendu le récit de mon histoire, dit tristement Lasher en essuyant ses larmes.
— Personne ne vous fera de mal, assura Stolov.
Puis, se tournant vers Michael :
— Nous l’emmenons avec nous dans un endroit où il ne fera plus aucun mal à personne. Ce sera comme s’il n’avait jamais existé…
— Attendez, dit Lasher d’une voix brisée. Michael, tu m’as écouté.
Il se pencha en avant, les yeux implorants. Sa ressemblance avec le Christ de Durer était frappante.
— Michael, tu ne peux pas me faire du mal, reprit-il d’une voix mal assurée. Tu ne peux pas me tuer. Peux-tu me reprocher d’être ce que je suis ? Regarde-moi dans les yeux. Tu ne peux pas, et tu le sais pertinemment.
— Tu n’apprends jamais rien, n’est-ce pas ? murmura Michael.
Aaron pressa plus fort l’épaule de Michael.
— Personne ne tuera personne, dit-il. Nous l’emmenons avec nous à Amsterdam. J’accompagne Erich et Norgan. Je veux m’assurer qu’on l’emmène directement à la maison mère et qu’on le met…
— Non, c’est impossible, dit Michael.
— Michael, intervint Stolov, il constitue un mystère bien trop important pour qu’on le laisse détruire en un instant par un seul homme.
— Je ne suis pas d’accord, dit Michael.
— Nous commençons seulement à comprendre, plaida Aaron. Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ? Michael, reprenez vos esprits.
— Je me rends très bien compte, justement. Et Rowan l’avait compris aussi. Ce mystère, comme vous dites, doit être éliminé.
Il regarda Stolov et poursuivit :
— C’était votre but depuis le début, n’est-ce pas ? Non pas d’observer, d’attendre et de réunir des informations, mais de faire ce qu’a dit le Hollandais. Unir un Taltos mâle et un Taltos femelle et redonner vie à la race.
Erich secoua la tête.
— Aucun mal ne sera fait à personne, et surtout pas à lui. Nous voulons seulement l’étudier, apprendre.
— Espèce de menteur ! Vous êtes tous impliqués, et vous aussi, Aaron. Il a fini par vous séduire aussi.
— Michael, regarde-moi, dit Lasher dans un murmure. Prendre une vie humaine exige la plus grande volonté, la plus grande vanité. Mais la mienne ? Je t’en supplie, ne me fais pas retourner dans l’inconnu sans réfléchir. Non, tu ne le feras pas. Pas toi. Tu ne seras pas aussi cruel.
— Pourquoi veux-tu me convaincre ? Ces types ne suffisent pas pour te protéger ?
— Michael, tu es mon père ! Aide-moi. Viens avec nous à Amsterdam.
Il se tourna vers Stolov.
— Vous avez la femme ? La Taltos femelle ? Moi, j’ai échoué dans toutes mes tentatives, et vous, vous l’avez.
Stolov resta muet, le regard ferme.
— Tout ceci n’est que pure fantaisie, intervint Aaron. Nous n’avons aucune Taltos femelle. Mais nous vous offrons un abri, un sanctuaire où nous pourrons vous interroger et consigner par écrit votre histoire. Et nous vous aiderons par tous les moyens en notre possession.
Lasher sourit à Aaron puis regarda Stolov. Il écrasa une nouvelle larme de ses doigts fins. Michael ne le quittait pas des yeux.
— Aaron, ils ont tué le Dr Larkin, dit Michael. Et le Dr Flanagan aussi, à San Francisco. Ils détruiront tous les obstacles qui barreront leur chemin. Ils veulent le Taltos, le Hollandais l’a dit à Ashlar voici cinq cents ans. Nous avons été leurs dupes tous les deux. Et vous le saviez lorsque vous êtes entré dans cette pièce.
— Je ne peux pas le croire, répondit Aaron. Je ne peux pas. Stolov, dites quelque chose. Norgan, appelez Yuri. Il est avec Mona dans l’autre maison. Téléphonez là-bas, il faut qu’il vienne.
Norgan ne fit pas un geste. Stolov se leva lentement en disant :
— Michael, cet instant va être pénible pour vous. Vous voulez le détruire, vous venger.
— Vous ne l’emmènerez pas, dit Michael. N’essayez même pas.
— Ne bougez pas, ordonna Aaron. Attendez Yuri.
— Pour quoi faire ? interrogea Michael. Pour que vous soyez encore plus nombreux contre moi ? Vous n’avez donc pas lu le poème que je vous ai donne ?
— Quel poème ? demanda Lasher. Vous en connaissez un ? Récitez-le-moi, s’il vous plaît. J’adore les poèmes. Rowan les récitait si bien.
— Je connais des milliers de poèmes, dit Michael. Écoute cette strophe et tâche de comprendre.
Laisse le diable se raconter et
La puissance de l’ange susciter.
Les morts en témoins reviendront
L’alchimiste en fuite mettront.
— Je ne comprends pas, dit innocemment Lasher. Quelle en est la signification ? Je ne vois pas. Il n’y a pas assez de rimes.
Soudain, Lasher regarda le plafond. Stolov aussi. Ou, plutôt, il tendit l’oreille en regardant dans le vide pour concentrer son attention.
C’était une petite musique accompagnée d’un grincement. Le gramophone de Julien.
Michael se mit à rire.
— Comme si j’en avais besoin. Comme si je l’avais oublié.
Se levant brusquement de sa chaise, il se rua vers Lasher, qui recula pour lui échapper et se réfugia derrière Stolov et Norgan.
— Ne le laissez pas me tuer ! supplia Lasher. Père, tu ne peux pas faire ça. Je ne veux pas finir comme ça !
— Eh bien, tu vas voir ! menaça Michael.
— Père, tu es comme les protestants, qui ont voulu détruire le vitrail pour toujours.
— C’est ce qu’ils ont fait de mieux !
La créature se tourna vers la gauche et s’arrêta net en regardant vers la porte de l’office.
En un clin d’œil, Michael vit. La silhouette de Julien se tenait là, vive, avec ses cheveux gris et ses yeux bleus, les bras croisés, barrant le chemin.
Mais Lasher s’était déjà précipité dans le hall d’entrée, suivi de près par les autres, qui tentaient de le rattraper. Michael repoussa violemment Aaron et se mit à leur poursuite. Il assena un coup à Stolov, qui tomba sur le côté, et envoya un coup de poing à Norgan, qui roula par terre.
Lasher s’était arrêté. Pétrifié, il regardait vers le devant de la maison. Michael aperçut à nouveau la silhouette de Julien, dans la même position, se découpant dans l’immense encadrement de la porte.
Il en profita pour se ruer sur Lasher, qui sauta sur le côté, pivota et courut vers l’escalier.
Michael était sur ses talons. Tendant les bras, il manqua de peu le bas de la soutane et le talon de la chaussure noire. Il entendit Stolov crier juste derrière lui et sentit sa main sur son épaule.
Sur le palier, devant la porte donnant accès à l’arrière de la maison, Julien était encore là. Lasher faillit tomber en reculant, puis traversa le couloir en courant et prit l’escalier menant au second étage.
— Laissez-moi ! cria Michael à Stolov.
— Vous ne le tuerez pas, répondit celui-ci.
Michael fit volte-face, serra son poing et l’abattit sur le menton de l’homme, qui partit à la renverse et dévala l’escalier.
Michael observa avec remords le corps s’écraser en bas.
Pendant ce temps, Lasher avait trouvé un refuge, la chambre du second étage, et avait tiré le verrou.
Se précipitant derrière lui, Michael cogna contre la porte, d’abord avec son poing, puis avec son épaule. La troisième fois, il prit son élan et les gonds cédèrent.
Le petit gramophone était en marche. La fenêtre donnant sur le toit du porche était ouverte.
— Non, Michael ! Pour l’amour de Dieu. Ne me fais pas ça, murmura Lasher. Qu’ai-je fait, à part vouloir vivre ?
— Tu as tué mon enfant, rétorqua Michael. Et tu as laissé ma femme entre la vie et la mort. Tu as pris la chair vivante de mon enfant et t’en es servi. Et tu as détruit ma femme, comme tu as détruit sa mère, sa grand-mère, et toutes les autres. Je vais te tuer avec plaisir. Au nom de saint François, de saint Michel, de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus que tu aimes tant !
Le poing droit de Michael s’écrasa sur le visage de Lasher. La créature chancela et se mit à tourner en rond, du sang coulant de son nez.
— Non ! Ne fais pas ça, je t’en prie !
— Tu voulais devenir chair et os ? Eh bien, tu vas voir comment meurt un être de chair et d’os.
— Seigneur ! Aide-moi, gémit Lasher.
Michael s’avança mais Lasher lui lança un coup de pied dans le tibia et, d’un coup de poing, l’envoya cogner contre le mur. Michael fut surpris par la puissance du coup, de la part d’un être qui paraissait si frêle.
Il se releva, à moitié assommé. La douleur était revenue dans sa poitrine. Non, pas maintenant.
— Espèce de salaud, s’écria-t-il, tu as de la force mais, cette fois, cela ne te suffira pas.
Il se précipita sur lui mais Lasher esquiva le coup et frappa à nouveau la mâchoire de Michael.
— Michael, le marteau ! dit Julien.
Le marteau. Sur le rebord de la fenêtre ouverte. Le marteau avec lequel il était parti à la recherche du cambrioleur, plus tôt dans la soirée, pour ne trouver que Julien ! Il l’attrapa par le manche, le tint des deux mains au-dessus de sa tête, et l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de Lasher.
La tête métallique traversa les cheveux, la peau de la fontanelle et s’enfonça plus bas. De stupéfaction, Lasher ouvrit grand la bouche, en un ovale parfait. Le sang jaillit comme une source. Lasher leva les mains comme pour comprimer le jet puis les retira, le sang coulant dans ses yeux.
Michael retira le marteau de la plaie et l’abattit une nouvelle fois, plus profondément, dans le crâne. N’importe quel homme aurait déjà succombé, mais Lasher oscilla, vacilla, le sang giclant de sa tête.
— Dieu, aide-moi ! cria-t-il.
Le sang coulait en rigoles sur son nez, dans sa bouche et sur son menton.
Michael leva à nouveau son outil.
Norgan apparut soudain, hors d’haleine, le visage rouge, et se précipita entre eux pour s’interposer, à l’instant où Michael abaissait le marteau. Il mourut sur le coup, le front transpercé, et tomba en avant, tandis que Michael reprenait son arme.
Lasher ne tenait plus debout. Il chancelait en gémissant, le visage tout ensanglanté. Il regarda vers la fenêtre ouverte. Une frêle jeune femme était sur le toit, l’émeraude luisant autour de son cou. Elle portait une robe courte à fleurs et faisait un signe.
— Oui, je viens, ma chérie, dit Lasher.
Il grimpa sur le rebord de la fenêtre et avança à quatre pattes sur le toit.
— Attends, mon Antha, tu vas tomber.
Il se releva en cherchant son équilibre. Michael grimpa jusqu’au toit goudronné et se mit debout. La fille avait disparu. La lune brillait. Michael prit son élan, frappa Lasher à la tempe avec le marteau et le fit basculer dans le vide.
Lasher tomba sans un cri et s’écrasa de tout son poids sur les dalles.
Michael mit le marteau dans sa ceinture, attrapa des deux mains le treillis de fer et commença à descendre dans la vigne vierge et les épais bananiers. Arrivé presque en bas, il sauta dans la végétation, qui amortit sa chute.
La créature gisait sur les pavés de l’allée. Elle était morte, ses yeux bleus fixant le ciel, sa bouche béante.
Michael s’agenouilla près du corps et s’acharna sur la tête de Lasher. Coup après coup, il fit exploser les os du front et des joues, les mâchoires, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une bouillie de sang et de pulpe.
Enfin, il ne resta plus rien. Le visage de Lasher était complètement déchiqueté et son corps inanimé semblait fait de caoutchouc ou de plastique. Michael acheva sa besogne en plantant son marteau dans la gorge, jusqu’à ce que le cou et la tête soient pratiquement séparés.
Finalement, il s’assit contre les piliers du porche, le souffle court, le marteau ensanglanté dans la main. Sa poitrine était douloureuse, mais il ne s’inquiéta pas. Il contempla le cadavre, puis le jardin obscur, puis le clair de lune. Des cheveux noirs de Lasher étaient accrochés à la peau sanguinolente de son nez écrasé, de ses dents et de ses os cassés.
Michael se mit péniblement debout. La douleur était insoutenable. Il enjamba le corps et marcha jusqu’au milieu de la pelouse verte. Il parcourut des yeux la façade sombre de la maison voisine et ne vit aucune lumière. Les ifs, les bananiers et les magnolias masquaient complètement les fenêtres. Il regarda vers la haie sombre longeant la grille du devant. La rue était déserte.
Aucun mouvement dans la cour. Aucun dans la maison. Aucun derrière la grille. Il n’y avait pas eu de témoin. Dans le profond silence et les ombres de Garden District, la mort avait encore frappé et personne n’avait rien remarqué.
Que faire maintenant ? Il tremblait de tout son corps. Ses mains étaient gluantes de sang et de sueur. Sa cheville lui faisait mal. Il avait dû se la fouler en descendant le treillis ou en sautant au sol. Peu importait. Il pouvait marcher et bouger, essuyer le marteau. Il regarda vers le fond du jardin, au-delà de la piscine, vers la grille menant à l’arrière-cour. Il aperçut les énormes bras du chêne de Deirdre qui se dressaient vers le ciel, se découpant sur les nuages.
— Sous le chêne. Quand j’aurai repris ma respiration. Quand je… quand je…
Il tomba à genoux dans l’herbe et s’affala sur le côté.